Une modification de la loi Littoral permettrait de changer les règles d'urbanisation des abords du rivage. Le dossier divise depuis des mois promoteurs, élus et associations, dans une région où le marché immobilier atteint des pics.
Par Laure NOUALHAT (Libération)
Avec leurs montagnes enneigées plongées dans les eaux bleu glacier du lac, Annecy et ses voisines composent une carte postale à tomber à la renverse pour les amateurs de paysages. Pourtant, ce haut lieu de la villégiature bon teint est devenu le cas d'école d'une bataille environnementalo-urbanistique. Aux alentours du lac, certaines communes sont soumises à la loi Montagne, tandis que celles jouxtant les rives dépendent de la loi Littoral. Deux textes. Deux philosophies de l'aménagement du territoire. Qui se télescopent et s'enchevêtrent, contrecarrant au passage les projets d'urbanisation de certains maires. Retour sur un dossier qui sera l'un des grands enjeux des élections municipales de 2008.
Les textes
Deux lois d'inspiration environnementale se chevauchent donc sur les rives des lacs alpins. La première, la loi Littoral – âprement débattue en 1986 – interdit toute construction dans les 100 premiers mètres du rivage en dehors des zones déjà urbanisées. Elle impose des coupures d'urbanisation (obligation de ménager des espaces naturels entre les secteurs bâtis) et le principe de covisibilité (respect des paysages). Elle s'applique sur tout le littoral français mais aussi sur les plans d'eau intérieurs. Voilà pourquoi Annecy, Aix-les-bains, Serres-Ponçon, Evian... sont concernés. Ce texte vise avant tout à préserver les sites d'une urbanisation excessive.
La seconde, la loi Montagne, interdit toute construction dans la bande des 300 mètres bordant le rivage. Sur ce point, elle est plus contraignante que sa consoeur du littoral. En revanche, conçue pour lutter contre la désertification, elle ne protège quasiment plus les paysages et permet des constructions proches des hameaux ou des habitations traditionnelles. En montagne, une ruine de grange peut servir de point de départ à un nouveau lotissement de villas.
La situation locale
Quand deux lois se chevauchent, et contreviennent, l'une ou l'autre, à des intérêts locaux, on «aménage» le texte. C'est exactement le sens de la démarche de Pierre Hérisson et de Bernard Accoyer, puissants élus locaux UMP ayant pignon sur rue à Paris – l'un étant sénateur, l'autre président de l'Assemblée nationale. Les deux hommes ont, par un savant stratagème législatif, glissé un amendement dans la loi relative au développement des territoires ruraux du 23 février 2005. Cet amendement permet de sectoriser l'application des lois Montagne et Littoral sur les rives des lacs de montagne de plus de 1 000 ha (le lac d'Annecy flirte avec les 2 700 ha). En clair, c'est au maire de juger, le doigt au vent, selon ce qui l'arrange (montagne ou littoral...)
Exemple de la complexité du chevauchement des deux textes; à Annecy-le-vieux, commune scindée en deux par le Mont Veyrier, la loi Littoral s'applique sur le contre-versant de la montagne bien qu'il n'y ait aucune vue sur le lac. Ce versant abrite une carrière en fin d'exploitation. Pour poursuivre l'extraction des matériaux qui serviront localement, soit à la construction de l'A41 voisine soit à des entreprises de travaux publics, il faudrait étendre la carrière. Pour cela, il faut éliminer l'application de la loi Littoral sur ce flanc de montagne. Car celle-ci interdit toute route de transit à moins de 2 km du rivage... En clair, la faire appliquer jusqu'à la ligne de crête seulement.
A Saint-Joriot, en revanche, l'effacement de la loi Montagne au profit de la loi Littoral inquiète les éleveurs. Du haut de cette commune, le panorama offre un mélange de coteaux rougis par l'automne, d'habitations noyées dans les frondaisons, mais aussi de coupures vertes d'urbanisation – environ 22 hectares – où viennent tranquillement paître les vaches. Si la loi Montagne s'efface en bord de lac, les exploitants agricoles perdent leurs subventions....
Le redécoupage
Un trait noir a mis le feu aux poudres. En mars 2006, le préfet de Haute-Savoie fait paraître une carte indiquant les conséquences de l'abrogation partielle de la loi Littoral. Dans la foulée, le conseil municipal d'Annecy commande une étude juridique aux cabinets Fidal et Scure. Elle montre que 4725 hectares sont concernés par des réductions de protection et que 1315 hectares seraient désormais ouverts à des possibilités d'extension urbaine...
Depuis le vote de l'amendement, il ne s'est pas passé grand-chose car il faut l'unanimité des maires du bassin annécien pour sectoriser les deux lois. Avant les municipales, le statu quo prévaut. Mais ce dossier risque d'être l'un des enjeux de la campagne.
Pierre Hérisson affirme qu'il n'y a aucune urbanisation possible sur les rives du lac car les documents d'urbanisme locaux gèlent déjà le territoire. «On n'a pas besoin d'une loi», affirme-t-il. Alors pourquoi l'aménager ? Actuellement, les plans locaux d'urbanisme (PLU) et le schéma de cohérence territoriale (Scot) définissent l'urbanisation. A l'agence immobilière 4807, on s'étonne de toute cette polémique. «Nous avons affaire aux plans locaux d'urbanisme des communes, jamais aux lois», explique Philippe Rey directeur développement de l'agence. De fait, elle achète des terrains pour y construire et vendre des projets immobiliers collectifs. Et ce sont ses interlocuteurs, communes ou propriétaires de terrains, qui s'assurent, avant l'acquisition, de la constructibilité de leur lot.
Les enjeux
L'im-mo-bi-lier. Quels sont les atouts majeurs d'Annecy et des villes alentour ? Le paysage et les rives du lac. Ceux qui viennent s'installer dans la région veulent pouvoir se mirer dans l'eau des Alpes. «La logique, c'est de faire venir des riches», explique ainsi Thierry Billet, conseiller municipal Verts d'Annecy. «Quand l'A41 sera construite, elle mettra Genève à 25 minutes» . La ville d'eau deviendra alors la banlieue de la métropole suisse, et il faudra pouvoir offrir du terrain aux Genevois ou aux travailleurs frontaliers. De nombreux Annéciens travaillent en Suisse. Les Helvètes ont par ailleurs la possibilité de contracter des prêts sur 99 ans, et peuvent ainsi lever des sommes importantes leur permettant de s'offrir de beaux terrains constructibles ou des maisons de bord de rive à 1 ou 2 millions d'euros.
Les acteurs
A la manoeuvre donc, deux poids lourds politiques. Pierre Hérisson, UMP, maire de la petite commune de Sevrier, sénateur de Haute-Savoie et président du Syndicat mixte du lac d'Annecy (Sila), se veut pourtant rassurant. «Nous n'avons pas l'intention d'urbaniser, mais d'éviter les contentieux entre l'application des deux lois», promet-il. L'écriture de l'amendement aurait uniquement été déclenchée pour permettre la construction... du quai de mise hors d'eau du catamaran Le Libellule à Sevrier. «On a créé une confusion complète dans la tête des gens», estime le sénateur. Pourtant, aucun contentieux entre les deux lois ne semble avoir été signalé. Derrière lui, Bernard Accoyer, UMP, maire d'Annecy-le-vieux, vice-président de la communauté d'agglomération d'Annecy, député et conseiller général de Haute-Savoie. C'est sur sa commune que se trouve la carrière qui doit s'étendre. L'abrogation de la loi Littoral sur ce versant arrangerait ses affaires.
Face à la force de frappe UMP, l'opposition se présente en rangs dispersés. Bernard Bosson, centre droit, ancien maire d'Annecy (il a démissionné de son poste au début de l'année) a été battu aux législatives en juin. Il s'est retiré du jeu mais avait beaucoup misé sur ce dossier jusqu'à créer un site résumant les enjeux de l'amendement et ses risques (1).
Son dauphin, Jean-Luc Rigaut, actuel maire d'Annecy, récemment élu à la tête de l'agglomération (avec l'appoint des voix de la gauche) refuse de mettre le feu au lac. «On ne touche pas à ce dossier tant que l'on n'a pas une vision globale de l'aménagement du bassin annécien, explique-t-il. Par ailleurs, j'estime que la sectorisation des deux lois ne doit pas se décider au seul niveau communal. C'est à l'agglo toute entière et au bassin annécien en général de décider.» Enfin l'élu Verts Thierry Billet, conseiller municipal d'Annecy, membre de l'association Les Amis de la Terre ironise sur le caractère exceptionnel de la situation. «C'est tout de même étonnant que la modification de la loi n'intervienne que sur les bords du lac d'Annecy. Cette histoire met en lumière une perspective presque philosophique de développement du lac. Que veut-on réellement ici ? Un réservoir à touristes ? Ou une agglomération praticable pour ceux qui y vivent ?»
Jean Viguié, élu local «tendance bio» de Saint-Joriot, présente une liste dans sa commune en 2008. Ancien président de la Frapna (fédération Rhône-Alpes de protection de la nature), il maintient que le chevauchement des deux lois ne pose aucun problème. «Quand elles se superposent, on applique la plus contraignante.» Lui, se bat contre l'urbanisation des communes bordant le lac. «Dans un étang, sachant qu'un nénuphar produit une nouvelle feuille chaque jour, la plan d'eau est vite recouvert de feuilles. L'urbanisation, c'est pareil. Il vaudrait mieux densifier le bâti existant plutôt que de promettre des maisons individuelles à tout le monde. »
Un cas d'école
La polémique pose plus largement la question des infrastructures et de l'aménagement de ce territoire. «La départementale qui dessert les communes des rives est saturée aux heures de pointe, à quoi bon faire venir encore plus de gens ?», interroge Thierry Billet. La question taraude les habitants et nombre de cabinets d'étude ont planché sur des solutions de désengorgement – tunnel dans la montagne, doublement des voies, navettes lacustres, tramway... Ne reste plus qu'à envisager les taxis collectifs ou les mob'lib'! Pour Jean-Luc Rigaut, maire d'Annecy qui affectionne l'option tramway, «l'aménagement et la protection du territoire ne devraient pas être incompatibles». Pourtant, ils le sont.
Chez France Nature Environnement, personne ne s'étonne du stratagème législatif mis en place pour déshabiller la loi Littoral, surtout pas les juristes comme Benoît Busson qui gère presque quotidiennement des litiges liés à ce texte. «Qu'on se le dise, cette loi enquiquine tous les élus, de Bonifacio au Touquet, en passant par Annecy. C'est la loi à abattre. »
(envoyée spéciale à Annecy)
(1) http://www.lac-annecy-bosson.fr
Source:
QUOTIDIEN LIBERATION: vendredi 23 novembre 2007
http://www.liberation.fr/transversales/villes/294504.FR.php
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